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Promouvoir la pensée infirmière
Bienvenue sur le site du collectif Hélianthe. C'est un site destiné à tous ceux s’intéressant aux soins infirmiers. Notre objectif est de valoriser les sciences infirmières mais surtout de l'articuler avec notre pratique clinique quotidienne, les rendant plus concrètes. Une théorie de soins ou l'utilisation de concepts ne sont pas là pour complexifier et scientifiser inutilement notre profession. Cela apporte un éclairage nouveau sur une situation, enrichit notre réflexion et nos échanges, nous ancre dans une vision de la santé, de la personne et de son environnement ainsi que des soins infirmiers.
Nous sommes huit infirmiers spécialistes cliniques, avec des modes d'exercices et des disciplines différents, mais réunis par une même vision du soin et une même volonté: valoriser la clinique infirmière.
16/09/2023
Des observations sur le terrain ont amené Hawa Camara à se questionner sur le vécu de ces patientes qui vont débuter une chimiothérapie orale, après une première phase de traitement intensive. Le concept de l'incertitude et la théorie intermédiaire de Mishel nous apporte un éclairage sur la situation clinique présentée.
Introduction
Infirmière en hôpital de jour de médecine oncologique adulte, j’accompagne différents profils de patients atteints d’un cancer et traités par anticancéreux depuis onze ans. J’ai exercé pendant dix ans dans un Centre de Lutte contre le Cancer où le cancer du sein était la pathologie la plus fréquente. Dans le cadre de mes missions, j’ai assuré des consultations infirmières pour les patients traités par anticancéreux oraux. Ces consultations étaient de deux types :
• Consultation d’initiation, à l’issue de la consultation d’annonce médicale dans le cadre de la prescription d’un nouveau traitement
• Consultation de suivi d’accompagnement infirmier tout au long de la prise du traitement, programmée avant chaque consultation avec l’oncologue référent et à la demande des patients via le bureau des rendez-vous.
Le cancer du sein métastatique était la pathologie la plus fréquente : environ 80% de la file active. Le cancer du sein triple négatif (TPN) après un traitement néoadjuvant représentait environ 15% de la file active. Il n’existe pas un mais différents types de cancers du sein, subdivisés selon leur degré d’expression des récepteurs hormonaux et du gène Her-2 (Joyon, Penault-Llorca, & Lacroix-Triki, 2017). Le cancer du sein TPN n’ont aucun de ces récepteurs (HAS, 2015). Il représente 10 à 15% en des cancers du sein (Champion, 2021) : ils ne sont éligibles ni à une hormonothérapie ni à aucune thérapie ciblée (INCa, 2016). Les cancers du sein TPN restent compliqués à soigner en raison de leur agressivité avec un risque plus élevé de devenir métastatique (Giustranti, 2018) et les rechutes apparaissent précocement dans les deux à trois premières années (Beuzeboc, 2014). Dans ce contexte, le traitement premier repose sur la chimiothérapie néoadjuvante puis la chirurgie. Cependant, chez plus de la moitié des patientes, une maladie résiduelle persiste après ce traitement et augmente alors le risque de récidive à distance (Fondation ARC, 2018), donc de métastases. La chimiothérapie néoadjuvante réduit les risques mais n’est pas suffisante : l’ajout de la Capecitabine après la chirurgie dans certains cas, améliorerait le pronostic (Giustranti, 2018). Cette chimiothérapie orale est prescrite pour une durée de six mois et est associée aux séances de radiothérapie.
Des observations sur le terrain m’ont amenée à me questionner sur le vécu de ces patientes qui vont débuter une chimiothérapie orale, après une phase de traitement intensive. Plus précisément, j’ai observé que ces patientes, minoritaires dans la file active, appelaient très fréquemment et plus souvent le service par rapport aux patientes suivies pour un cancer du sein métastatique dont le pronostic est plus grave. Parfois, elles se présentaient sans rendez-vous, car présentes dans l’hôpital pour leur séance de radiothérapie, pour des questions en lien avec les effets secondaires. Une situation d’appel m’a amené à explorer ce phénomène.
L’histoire de Mme A.
Originaire des Comores, Mme A. était âgée de trente-six ans au moment du diagnostic de cancer du sein gauche TPN, découvert par autopalpation en juin 2020. En couple et mère d’un enfant d’un an au moment du diagnostic, elle était esthéticienne à son compte « j’adore mon travail… ça me manque de ne plus être au contact des gens, de parler de tout et de rien » et pratiquait basket dans une association avant l’annonce de la maladie. Dans les antécédents, un oncle et sa grand-mère maternelle avaient eu un cancer. Elle bénéficiait d’un entourage social et familial très présents (son compagnon l’accompagnait à tous ses rendez-vous médicaux). Sa croyance religieuse n’avait pas été abordée lors de nos échanges. Après de nombreux examens, son parcours de soin avait débuté par la pose de la chambre implantable et la première injection de chimiothérapie un mois après l’annonce de la maladie : «je vais me battre pour mon petit d’un an… le plus important pour moi c’est de continuer à avoir une activité physique». Mme A. aura eu au total 16 injections de chimiothérapie, les quatre premières injections auront été très difficiles à supporter pour elle : fatigue intense l’empêchant de s’occuper de son fils et des nausées intenses pendant une semaine après chaque injection. Elle bénéficiera d’un suivi avec une psycho-oncologue de l’hôpital pour des angoisses de mort difficilement partageables avec son entourage, l’inquiétude de ne pas voir grandir son fils et sa difficulté à faire face aux nombreux temps d’attente pour les examens. Une mastectomie partielle du sein gauche et un curage des ganglions axillaires gauches interviendront trois semaines après la dernière injection de chimiothérapie et elle reverra en consultation d’annonce son oncologue référent trois semaines après l’opération pour remise des résultats. L’analyse des tissus montrera que la chimiothérapie première n’a pas permis d’éliminer toutes les cellules tumorales et qu’une chimiothérapie orale (la Capécitabine) associée à la radiothérapie est nécessaire afin de diminuer le risque de récidive.
Je reçois Mme A. juste après la consultation médicale de suivi, fin février 2021. Cette dernière est volontiers dans l’échange et ses questions sont au début essentiellement centrées sur les modalités de prise du traitement. Après un moment de silence Mme A. me dit avec de la tristesse dans la voix : « de toute façon ça ne sert à rien tout ça… J’ai eu la chimiothérapie en perfusion qui a vraiment été très dur, tellement dur que j’avais l’impression d’avoir de l’eau de de javel dans le corps et ça n’a rien fait… Et qu’est-ce qui va se passer quand j’aurais fini de les prendre ? Je sais que ça va revenir… Ce qui me rend le plus triste c’est mon fils, il est encore petit… Je me pose des questions bizarres par moment, est-ce que je serai encore là quand il va apprendre à faire du vélo ? Je lui ai acheté un porteur et je n’arrive pas à le monter parce que je me dis que je ne vais peut-être jamais le voir dessus… Même pour les vacances, je ne sais pas si ça sert à quelque chose que j’organise des vacances parce que ça se trouve dans un mois je vais être tellement pas bien que je ne pourrais pas bouger… ». Elle m’explique qu’elle a bien compris que sa maladie était agressive et qu’elle est dans une projection négative de son avenir : rechute rapide de sa maladie et une mort prochaine.
Le premier mois de prise du traitement, Mme A. a beaucoup sollicité le service par téléphone (en moyenne 2 à 3 appels par semaine). Ses questions étaient autour de nouveaux symptômes qu’elle ressentait et qui l’inquiétaient. Elle semblait plus dans une demande de réassurance quand elle appelait. Par la suite, j’ai été plus attentive aux types d’appels ou demandes de consultations sans rendez-vous. Grâce aux tableaux d’activité, j’ai pu faire le constat que les patientes traitées pour un cancer du sein TPN en post-néoadjuvant étaient plus nombreuses à nous solliciter pour des questions autour des effets secondaires mineurs qu’elles ressentaient alors que les patientes en situation métastatique d’un cancer du sein appelaient le plus souvent pour une validation de prise de sang ou une aide dans la coordination de leur parcours de soin.
Intérêt de ce phénomène pour la discipline infirmière
Chargé de représentations particulièrement négatives, le cancer est encore aujourd’hui souvent perçu par les individus comme une pathologie aiguë ayant valeur d’arrêt de mort à plus ou moins long terme (Derbez & Rollin, 2016). L’annonce d’un cancer est le plus souvent vécue comme un choc : il y a un avant et un après l’annonce (Ruszniewski & Rabier, 2016). En France, les cancers représentent la première cause de décès chez l’homme, et la deuxième chez la femme (INCa, 2022). Selon l’INCa, en France métropolitaine en 2018, le nombre de nouveaux cas de cancer a été estimé à 382 000 (204 600 hommes, âge médian au diagnostic 68 ans ; 177 400 femmes, âge médian au diagnostic 67 ans) et le nombre de décès à 157 400 (89 600 hommes et 67 800 femmes) (INCa, 2022). Le cancer du sein est le premier cancer incident chez les femmes : 58 500 cas nouveaux en 2018 (INCa, 2022). Avec un taux de survie à cinq ans estimé à 87% (INCa, 2022), le cancer du sein est donc un cancer jugé de bon pronostic et la France se situe parmi les pays avec les taux de survie les plus élevés en Europe (Molinié, Trétarre, & Woronoff, 2016). Cependant, malgré les améliorations thérapeutiques dans sa prise en charge (innovations thérapeutiques et dépistage), le cancer du sein représente la première cause de mortalité par cancer chez la femme avec 12 100 décès en 2018 en France métropolitaine (INCa, 2022). Cette mortalité importante tient au fait que le risque de rechute est possible après la fin des traitements : 20 à 25% des patientes développant un cancer du sein vont, à terme, en mourir, en raison du développement de métastases (Delaloge, et al., 2016). Il n’existe pas un mais différents types de cancer du sein. Le cancer du sein TPN touche entre 10 et 15 % des patientes atteintes de cancer du sein, de manière plus agressive et avec un risque plus élevé de devenir métastatique (Champion, 2021). Il survient souvent chez des femmes jeunes avec des rechutes apparaissant précocement dans les deux à trois premières années (Beuzeboc, 2014). Les cancers du sein TPN sont plus difficiles à traiter car ils ne sont pas éligibles aux thérapies ciblées ni à l’hormonothérapie. Cependant, des thérapies ciblées sont proposées dans le cadre d’essais cliniques dans le but d’ouvrir des options de traitement à ces patientes mais la chimiothérapie reste le traitement central pour ces types de tumeurs. La voie orale permet une administration facilitée pour les patientes (contrairement à la voie intraveineuse) et de limiter les venues à l’hôpital.
Toutefois, ce mode de prise demande un accompagnement adapté et un suivi au long cours afin d’évaluer la tolérance et de prévenir les possibles effets secondaires. Des consultations infirmières, pharmaceutiques et des ateliers d’éducation thérapeutique ont été créé dans les institutions de soin afin d’accompagner au mieux ces patientes qui doivent gérer elle-même leur traitement au domicile. Ces patientes vivent dans une temporalité mêlée d’incertitude : elles sont dans une trajectoire simple puis décroissante comme l’a développé la sociologue française Marie Ménoret, la phase de surveillance après la fin des traitements ayant pour objectif de repérer des signes de récidive. La fin des traitements ne signifie pas un retour à un état initial (Bataille, 2003a). En effet, selon Jean-Christophe Mino (médecin-chercheur spécialisé en santé publique) et Céline Lefève (philosophe), dans l’après traitement « l’enjeu consiste à tenter de revivre après avoir eu le sentiment de frôler la mort. Revivre signifie tenter de retrouver des capacités, des rôles sociaux et des normes de vie altérés ou perdus (...). Ce type d’expérience de l’après traitement illustre l’irréversibilité de l’existence, telle que Canguilhem l’avait mise en lumière :« aucune guérison n’est un retour à l’innocence biologique » (Mino & Lefève, 2016). Les sciences infirmières contribuent à la compréhension de situations complexes et aux actions en contexte d’incertitude (Lecordier, 2020).
Développement
La théorie de l’incertitude de Mishel
La théorie de l’incertitude me parait la plus pertinente pour éclairer cette situation clinique. L’incertitude entoure chaque étape dans la trajectoire de soin des patients en oncologie et peut avoir des impacts psychologiques, sur la qualité de vie et les habitudes de vie des patients.
Merle Helaine Mishel est née en 1939 et est décédée en 2020. Elle a étudié à l’Ecole des soins infirmiers à l’Université de Caroline du Nord (Chapel Hill). Après avoir obtenu une Maîtrise en soins psychiatriques et un doctorat en psychologie sociale, elle a été directrice et éminent professeur (distinction reçue en 1996 pour son travail révolutionnaire sur la gestion de l’incertitude) (Bouchard, 2022). La théorie de l’incertitude a émergé de l’histoire personnelle de Merle Mishel (Bouchard, 2022). Selon Alligood, Mishel a été la première infirmière à appliquer le concept de l’incertitude dans le domaine de la santé, de la maladie et des soins. Elle s’est inspirée de nombreux modèles existants développé par la recherche en psychologie. En effet, les travaux de Mishel sont fortement ancrés dans ceux de Lazarus et Folkman (Mishel, 1981 ; 1997). En articulant les concepts d’incertitude, d’espoir et de coping, elle est à l’origine de la théorie intermédiaire de la gestion de l’incertitude en santé (Lecordier, 2020), plus proche de la pratique. L’incertitude a été identifiée comme une source majeure de stress chez les personnes souffrant d’une maladie chronique (Strauss et al., 1984). Dans la maladie, l'incertitude est présente tout au long des événements du diagnostic, du traitement et du pronostic (Mishel, 1981 ; 1984 ; 1988). Elle s’adresse aux personnes malades, aux membres de leur famille, aux proches (Bouchard, 2022). Cette théorie s'appuie sur des connaissances tirées des soins infirmiers et d'autres disciplines. Elle aborde des phénomènes cliniques issus de la pratique (Roy, 1985) et offre une perspective interactionniste pour expliquer le processus de détermination du sens de l'expérience de la maladie (Mishel, 1988). Depuis 1981, M.H. Mishel a engagé un travail scientifique conséquent en observant des situations complexes de soins produisant de l’incertitude sur l’avenir des personnes malades (Lecordier, 2020).
source: (Mishel, 1990)
Du latin incertitudinem, l’incertitude se définie par le caractère imprévisible du résultat d'une action, d'une évolution (Centre National de ressources textuelles et lexicales). Mishel (1988) a défini l'incertitude comme « l'incapacité de déterminer la signification des événements liés à la maladie ». Elle ajoute qu’il s'agit d'un état cognitif créé lorsque la personne ne peut structurer ou catégoriser adéquatement un événement en raison de l'absence d'indices suffisants. L'incertitude survient dans une situation où le décideur est incapable d'attribuer une valeur définie aux objets ou aux événements et/ou est incapable de prédire les résultats avec précision (Mishel, 1984 ; 1988 ; 1990 ; Mishel& Braden, 1988). Mishel a élaboré des échelles qui permettent de mesurer l’incertitude et sa théorie a fait l’objet de nombreuses recherches.
En 1988, elle a élaboré une première théorie : UIT (Uncertainty in Ilness Theory) qui s’intéresse à l’incertitude dans des situations de maladie ambigües, complexes, imprévisibles et quand les informations ne sont pas disponibles ou sont contradictoires (Bouchard, 2022). Cette théorie se situe dans l’interaction réciproque. La reconceptualisation de ce modèle a été élaborée en 1990 (McCormick, 2002) : le RUIT (Reconceptualized Uncertainty in Ilness Theory) qui s’intéresse au processus qui apparaît lorsqu’une personne vit avec une incertitude continue liée à une maladie chronique ou une maladie potentiellement récurrente comme un cancer (Bouchard, 2022). Cette théorie se situe dans l’action simultanée. La théorie de l'incertitude explique comment les patients traitent cognitivement les stimuli liés à la maladie et construisent le sens de ces événements (Mishel, 1988).
Les postulats qui sont en lien avec le phénomène ciblé par la théorie sont les suivants :
• L’incertitude est un état cognitif, qui consiste à être dans l’incapacité de trouver un schéma cognitif existant pour aider à comprendre les évènements reliés à la maladie
• L’incertitude est une expérience inhérente neutre ni désirable, ni aversive jusqu’à ce qu’elle soit appréciée comme telle
• L’adaptation signifie la continuité de ses comportements biopsychosociaux individuels habituels et est le résultat désiré des efforts de coping pour réduire l’appréciation de l’incertitude comme un danger ou maintenir l’incertitude appréciée comme une opportunité
• Les relations entre les évènements liés à la maladie, l’incertitude, l’appréciation, le coping et l’adaptation sont linéaires et unidirectionnelles, allant de situations qui amènent de l’incertitude jusqu’à l’adaptation (Bouchard, 2022).
Les postulats de la reconceptualisation ajoutés en 1990 sont les suivants :
• Les personnes sont des systèmes bio psychosociaux qui fonctionnent habituellement dans des états loin de l’équilibre
• Des fluctuations majeures dans des systèmes en déséquilibre améliorent la réceptivité de ces derniers au changement
• Les fluctuations résultent dans de nouveaux modèles qui se répètent à chaque niveau dans le système (Bouchard, 2022).
Les deux concepts majeurs de sa théorie sont les suivants :
1. L’incertitude : impossibilité de déterminer le sens d’événements liés à la maladie parce que la personne n’arrive pas à donner une valeur définie aux objets ou aux événements et/ou elle ne peut prévoir précisément les résultats. Trois attributs de l’incertitude ont été identifiés :
• La probabilité
• La temporalité
• La perception
2. Le schéma cognitif : interprétation subjective par la personne des événements liés à la maladie (Bouchard, 2022).
Dans la situation de Mme A. la probabilité de rechute était importante et elle en avait conscience : elle avait été informée dès le début de sa prise en soin par le caractère agressif de sa maladie. De plus, elle avait la perception que la maladie allait revenir rapidement et à ceci s’ajoutait la question de la temporalité qui était centrale pour elle : combien de temps ce traitement sera efficace ? peut-elle prévoir des vacances ? verra-t-elle son fils grandir ? Mme A. était en demande de repères temporels, fait complexe dans le cadre d’une maladie chronique tel que le cancer.
Les concepts clés et sous-concepts sont illustrés et expliqués dans le schéma ce qui facilite la compréhension de la théorie :
1. Antécédents de l’incertitude
2. Evaluation de l’incertitude
3. Le coping avec l’incertitude.
Les concepts ajoutés dans la RUIT sont la nouvelle façon de voir la vie et la pensée probabiliste.
Mme A. avait déjà eu l’expérience de la chimiothérapie par voie intraveineuse qu’elle avait très mal toléré. Dans son discours, elle se projetait avec une mauvaise tolérance de la nouvelle molécule et le fait de changer de voie d’administration (voie orale) ne lui permettait pas de se dire que ce traitement serait efficace. Elle comparait la chimiothérapie intraveineuse à de « l’eau de javel » qui était sensée « nettoyer son corps de la maladie » mais le résultat a été partiel. Elle avait la capacité d’intégrer les nouvelles informations transmises au niveau médical et infirmier mais dans sa projection, ce traitement ne serait pas efficace car elle avait compris la gravité de sa maladie. Elle bénéficiait d’un soutien social efficace, d’un suivi avec une psycho-oncologue et elle savait qu’elle pouvait solliciter la consultation infirmière si elle en ressentait le besoin.
Le mot stress vient du latin stringere, qui signifie détresse. Le stress est un concept voisin de la peur et il appartient au vocabulaire de la psychologie de la santé. Selon Anne-Marie Pronost, docteur en psychologie, le stress dans sa définition interactionniste est différent pour chaque personne malgré la confrontation aux mêmes stresseurs. Le stress est différent de la dépression, de l’anxiété, il se situe dans le temps présent, au moment où la personne est confrontée à l’événement stressant. Il se définit comme un processus incluant à la fois, la personne, l’environnement, leurs transactions. La prise en compte des prédicateurs dans l’environnement (les stresseurs, le soutient social), et du côté de la personne (traits immunogènes comme la hardiesse, l’estime de soi, le contrôle interne et traits pathogènes comme l’anxiété trait, la dépression, le névrosisme) est essentielle à la compréhension de la gestion du stress (Formarier, 2012). Selon Lazarus et Folkman (1984), le stress est une « transaction entre l’individu et l’environnement, dans laquelle la situation est évaluée par le sujet comme débordant ses ressources et pouvant mettre en danger son bien-être (Quintard, 2015). Pour faire face à la situation qu’il juge stressante, la personne met en place une stratégie d’adaptation appelée coping qui correspondent à l’ensemble des efforts cognitifs et comportementaux toujours changeants que déploie l’individu pour répondre à des demandes internes et/ou externes spécifiques, évaluées comme très fortes et dépassant ses ressources adaptatives (Formarier, 2012). Cette incertitude était vécue comme un danger, un coping centré sur l’émotion : Mme A était en demande constante de réassurance qui se traduisait par des appels répétés. Elle appréhendait une altération de sa qualité de vie et de ses habitudes de vie tout en ayant une projection sur sa possible finitude.
Les propositions qui relient les concepts de la théorie sont au nombre de douze et selon Michell (1988), il existe quatre formes d’incertitude dans l’expérience de la maladie :
• Ambiguïté concernant l’état de la maladie
• La complexité en regard du traitement et du système de soins
• Le manque d’information concernant le diagnostic et le sérieux de la maladie
• L’imprévisibilité du cours de la maladie et du diagnostic (Bouchard, 2022).
Lors des appels de Mme A. les questions étaient centrées sur des effets secondaires qu’elle ressentait. Dans cette démarche, elle semblait surtout en demande de réassurance quant à l’étiologie de ce qu’elle ressentait : séquellaires à la première chimiothérapie ? liés à la nouvelle molécule ou à une possible reprise de la maladie ? Ses propres normes avaient été modifiées par les traitements et elle disait ne savoir plus ce qui était « normal » ou attendu depuis l’initiation du nouveau traitement. En parallèle, l’imprévisibilité de la possible évolution de sa maladie majorait son anxiété face à ces symptômes : elle se sentait dans l’incapacité de se projeter dans l’avenir. Les temps d’attente entre chaque examens, consultations ont été éprouvants pour elle : le fait de devoir attendre plusieurs semaines avant d’avoir les résultats de la chirurgie ont majoré son stress. Fin avril 2021, soit après quatre mois de prise de la Capécitabine, Mme A. a constaté une augmentation des marqueurs tumoraux après avoir fait une prise de sang de contrôle près de chez elle. Après avoir contacté son oncologue référent, un scanner de contrôle est programmé : une rechute précoce pulmonaire est diagnostiquée. Mme A. bénéficiera de nombreux traitements par perfusion dont un protocole de recherche clinique. Elle verbalisera lors des consultations médicales la difficulté de gérer les temps d’attente pour passer un examen, avoir les résultats ou débuter un nouveau traitement pendant toute sa trajectoire de soin. Elle décédera en juillet 2022 d’une progression méningée de sa maladie, accompagnée de ses proches.
Conclusion
L'état d'incertitude est une composante majeure de toutes les expériences de la maladie et il affecte l'adaptation psychosociale et les résultats de la maladie (McCormick, 2002). Selon Didier Lecordier, Infirmier, Chercheur, Ph.D, l’incertitude marque régulièrement les étapes des processus diagnostique et thérapeutique mis en oeuvre dans la gestion médicale de la maladie (Lecordier, 2020). Il ajoute que dans un contexte d’incertitude, il s’agit pour les infirmières, d’une part d’accompagner des personnes malades, ou susceptibles de le devenir, à créer les conditions de protection vis-à-vis d’un environnement délétère sur des principes connus et sûrs.
L’intérêt de cette théorie dans la pratique clinique infirmière réside dans le fait que le concept de personne est central : elle se focalise sur la façon dont la personne vit l’incertitude. Cela va donc permettre au soignant d’avoir des interventions adaptées qui vont permettre à la personne malade de vivre avec cette incertitude. La littérature n'est pas claire quant aux types de situations dans lesquelles les infirmières devraient intervenir pour éliminer l'incertitude ou quand les interventions devraient être mises en oeuvre pour promouvoir l'incertitude (McCormick, 2002). Les interventions peuvent s’appuyer sur un échange de savoirs et de connaissance dans le but de diminuer l’incertitude, d’accompagner la personne dans l’utilisation de stratégies de coping efficaces comme des ateliers d’éducation thérapeutique, la relation d’aide. Aider une personne à avoir une pensée probabiliste est possible : cela devrait diminuer l’anxiété de manière importante. Comme le souligne Marie-Soleil Hardy (infirmière Ph.D à l'Université Laval Québec), l’incertitude est réduite par une relation de confiance et des informations réalistes, objectives et basées sur les expériences des personnes et les infirmières peuvent jouer un rôle plus grand par la réduction de l’anxiété (Hardy, 2018).
Bibliographie
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Hawa Camara
Infirmière spécialiste clinique