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Clinique infirmièrepar le collectif Hélianthe

Promouvoir la pensée infirmière

Bienvenue sur le site du collectif Hélianthe. C'est un site destiné à tous ceux s’intéressant aux soins infirmiers. Notre objectif est de valoriser les sciences infirmières mais surtout de l'articuler avec notre pratique clinique quotidienne, les rendant plus concrètes. Une théorie de soins ou l'utilisation de concepts ne sont pas là pour complexifier et scientifiser inutilement notre profession. Cela apporte un éclairage nouveau sur une situation, enrichit notre réflexion et nos échanges, nous ancre dans une vision de la santé, de la personne et de son environnement ainsi que des soins infirmiers.

 

Nous sommes huit infirmiers spécialistes cliniques, avec des modes d'exercices et des disciplines différents, mais réunis par une même vision du soin et une même volonté: valoriser la clinique infirmière.

La technologie empêche-t-elle la rencontre en soins infirmiers?

12/01/2024

La technologie empêche-t-elle la rencontre en soins infirmiers?

On oppose souvent la technique et le relationnel et pourtant beaucoup d'infirmières exercent dans un milieu hautement technologique. Quel cadre théorique peut soutenir cette pratique clinique? Diane Bargain nous présente la théorie de Locsin, celle de la compétence technologique comme expression du caring. 

« Moi je veux aller en réanimation, j’aime bien la technique » « Moi je préfère le relationnel, je vais aller en psychiatrie ». Vous avez entendu cela de la part d’étudiants infirmiers ? C’est normal, on oppose souvent la technique et le relationnel, surtout de la part de novices où la technique absorbe la relation. La technologie mettrait de la distance entre le soignant et la personne soignée car elle monopoliserait l’attention de l’infirmière, empêchant la rencontre. Et pourtant, la technologie investit notre quotidien: dossier informatisé, pompe à insuline automatisée, appareils PPC (pression positive continue), prothèse cardiaque implantable, dialyse. Les infirmières s’emparent de ces sur-spécialités valorisantes, les protocoles de coopération fleurissent pour que les infirmières soient autonomes dans leur pratique. Comment penser notre pratique de soin dans un milieu toujours plus technologique ? Comment concilier une utilisation compétente de la technologie avec l’idée des soins infirmiers ? 


C’est une problématique rencontrée dans ma pratique clinique quotidienne. En effet, j’exerce en service de diabétologie qui a connu l’arrivée des « pancréas artificiels », ces pompes à insuline avec un algorithme embarqué communiquant avec un capteur de glucose, régulant la glycémie des personnes atteintes de diabète de type 1. Cette pompe ajuste seule à intervalles réguliers la quantité d’insuline à administrer : c’est la boucle fermée hybride. Après avoir passé un diplôme universitaire me permettant de maitriser les différents systèmes, je suis alors référente des parcours de boucle fermée au sein du CHRU Nancy. Je participe à l’équipement des patients en hôpital de jour, je réalise également les téléconsultations pour aider les patients à adapter leurs comportements d’auto soins, je régle les différents paramètres de l’algorithme et j'accompagne les patients dans les apprentissages. Pour imaginer certaines de mes journées, placez une infirmière derrière deux écrans (un pour le logiciel de la pompe, un autre pour le dossier de soins et pour le patient en visio). Quand le patient est avec moi dans le bureau de consultation, je lui propose de se placer à mes côtés pour que nous observions ensemble les résultats téléchargés de sa pompe et de son capteur. L’ordinateur est le « troisième homme » de la consultation. A force de lire des courbes et des chiffres, je me questionne sur mon rôle auprès du patient, au sens des soins infirmiers que je prodigue. En effet, le toucher, le corps, si importants dans notre profession s’effacent dans ces moments. Quel cadre théorique pourrait venir soutenir une telle pratique clinique ? 


Rozzano Locsin, Professeur émérite en sciences infirmières à l’université de Tokushima (Japon), s’est penché sur ces questions. Originaire des Philippines, il a intégré l’université de Floride peu après l’obtention de son doctorat. Il est l’auteur d’une théorie intermédiaire : la compétence technologique comme expression (ou occasion) du caring en soins infirmiers (traduction libre). 


Locsin a développé son modèle à partir d’une théorie de large spectre, « Nursing as caring » de Boykin et Schoenhofer, et d’une autre théoricienne, Ray, ayant étudié le caring en soins intensifs. Il s’inscrit dans le paradigme de la simultanéité décrit par Parse, en respectant l’ontologie de l’Humain en devenir (Parse, 1987). Les savoirs de Carper (Milhomme, 2014) sont également pris en compte, en ajoutant le savoir technologique.


Il a été influencé par la pensée d’Heidegger et son abord phénoménologique. Il semble important pour comprendre Locsin de présenter la technique selon Heidegger. Pour ce philosophe du 20ème siècle, l’usage des choses est fonction de ce que nous projetons, de la façon dont elles nous apparaissent. Il n’y a donc pas de neutralité de la technique, de la même façon qu’il n’y a pas de « bon usage » ou de « mauvais usage ». Son usage révèle l’intentionnalité de l’Être.  La technique ne consiste pas à produire, elle consiste à révéler les choses qui nous entoure selon l’usage que l’on peut en faire. La production dérive de cette révélation. Cela montre ce que je souhaite créer en arraisonnant la Nature (en modifiant sa vocation première) par volonté d’utilité, découlant d’un sentiment de puissance. Il nous met en garde contre l’oubli de l’Être : en voulant tout planifier par la technologie, l’humanité en revient à se reposer sur elle et à perdre de vue la dimension spirituelle, métaphysique, qui en demeure à sa source. Il s’agit de l’oubli du souci de sa propre authenticité, de la nécessité d’utiliser la technique pour s’accomplir plutôt que de se laisser guider par elle.


Revenons donc à la théorie de Locsin. C’est une théorie intermédiaire, décrivant un phénomène et des concepts ainsi que les liens entre eux. Il a développé sa théorie à partir de 2005 jusqu’en 2015 où il publie son développement (Locsin and Purnell, 2015). 

La compétence technologique est une expression du caring dans laquelle la technologie et les soins coexistent et sont utilisés pour connaître les personnes, permettant de considérer la personne soignée comme participants à leurs soins plutôt qu’en tant qu’objets de soins. La compétence technologique se reflète dans les trois dimensions partagées du processus de soins infirmiers : la connaissance technologique, la conception mutuelle et l'engagement participatif, qui guident la pratique des soins infirmiers. Pour des questions de droits d’auteur, je ne peux reproduire ici les schémas, mais je vous invite à consulter les articles originaux. 


La connaissance technologique (technological knowing) consiste à utiliser les technologies dans le cadre d’une relation de soin dynamique, dans une reconnaissance mutuelle, permettant d’améliorer sa connaissance de l’autre et d’apprécier leur humanité. 


La conception (designing) est un processus multidimensionnel où soignant et soigné co-créent un plan de soins satisfaisant pour chacun, à partir duquel l’infirmière affirme, soutient et célèbre le désir du patient de continuer à recevoir des soins humains.


L’engagement participatif (participative engaging) est caractérisé par l’alternance des rythmes. L’alternance de la mise en œuvre et de l’évaluation pendant laquelle l’infirmière entre dans le monde de l’autre et s’engage dans un apprentissage en continu avec la personne soignée. 


Cette théorie de soins nous permet d’empêcher l’objectivation de la personne à travers les nouvelles technologies. L’unification de la technologie et des soins infirmiers passe par l’intentionnalité. Elle nous donne l’occasion de mieux connaitre la personne et d’avoir une relation de soins gratifiante pour le soignant et le patient. L’infirmière est l’interface entre la technologie et la personne soignée, leur permettant de comprendre son rôle dans les soins. C’est une activité de médiation technologique (nous pouvons ici penser au rôle de médiologue de santé proposé par Michel Nadot). L’infirmière n’agit pas avec la technologie mais à travers elle, transcendant la nature envahissante de cette dernière pour prodiguer des soins experts. Pour Locsin, la maitrise de la technologie est très exigeante et les infirmières débutantes peuvent rencontrer des difficultés à prodiguer des soins combinés à la technique. La compétence technologique est donc un préalable à des soins humains. 


Pendant mes consultations, je rencontre Mme B, 33 ans, atteinte du diabète de type 1 depuis 13 ans. Elle est équipée d’une pompe à insuline en boucle fermée hybride. Malgré une HbA1c satisfaisante, elle ne parvient pas à atteindre les objectifs de glycémie qu’elle s’était imaginé atteindre. Elle culpabilise de ne pas avoir « un diabète parfait » maintenant qu’elle a tout ce que la technologie peut lui offrir. Sur les réseaux sociaux, certaines personnes partagent leurs courbes de glycémie, mettant en avant des résultats qu’elle n’arrive pas à obtenir. Son sentiment de culpabilité est entretenu également par un désir de grossesse dans les années à venir, exigeant un équilibre glycémique rigoureux. De plus, elle reprend la course à pied et souhaite être capable de réaliser un semi-marathon avec ses amies. Pendant ses entrainements, elle a ressenti des hypoglycémies malgré une collation avant l’effort. 


Pendant la consultation, nous évoquons le rôle des réseaux sociaux sur sa culpabilité et des pressions qu’elle subit de façon plus globale dans le cadre familial. Je mets l’accent sur ses réussites pour lui faire prendre confiance dans ses capacités et sa bonne gestion de la maladie et du système. Nous revoyons ensemble les moments qu’elle identifie comme « catastrophiques » pour imaginer ensemble des solutions pour aider l’algorithme à maintenir la glycémie dans les objectifs. Je propose certains réglages de paramètres (connaissance technologique). Concernant la reprise de l’activité physique, nous définissons aussi des réajustements basés sur une alimentation adaptée à la pratique sportive en fonction de ses goûts et des possibilités offertes par son quotidien. Je lui propose aussi de contacter des patients experts pratiquant la course avec des systèmes de boucle fermée pour profiter d’un partage d’expérience (conception). Enfin, nous convenons d’un rendez-vous dans quelques semaines afin de réévaluer ce que nous avons imaginé lors de cette consultation (engagement participatif)


La théorie de Locsin nous offre un cadre théorique pour réconcilier une pratique des soins infirmiers humains avec des soins techniques, toujours plus nombreux dans notre quotidien. Elle nous ouvre également des perspectives de recherche, notamment sur l’évaluation de la compétence technologique des infirmières (Yokotani and al, 2021).

 

Bibliographie :
•    Boykin, A., & Schoenhofer, S. O. (2001). Nursing As Caring: A model for transforming practice. Sudbury, MA: Jones & Bartlett Publishers.
•    Krel, C., Vrbnjak, D., Bevc, S., Štiglic, G., & Pajnkihar, M. (2022). Technological Competency As Caring in Nursing : A Description, Analysis and Evaluation of The Theory. Slovenian Journal of Public Health, 61(2), 115‑123. https://doi.org/10.2478/sjph-2022-0016
•    Milhomme, D. (2014). L’intégration des savoirs infirmiers pour une pratique compétente en soins critiques : Quelques pistes de réflexion. L’infirmière clinicienne, 11(1), 10. 
•    Nadot, M., Busset, F., & Gross, J. (2013). L’activité infirmière ; le modèle d’intermédiaire culturel, une réalité incontournable (Estem).
•    Lim-Saco, F. (2019). Philosophical and Contextual Issues in Nursing Theory Development Concerning Technological Competency as Caring in Nursing. The Journal of Medical Investigation: JMI, 66(1.2), 8‑11. https://doi.org/10.2152/jmi.66.8
•    Locsin, R. C. (2016). Technological Competency as Caring in Nursing : Co-Creating Moments in Nursing Occurring within the Universal Technological Domain. Journal of Theory Construction & Testing, 10(1), 5‑11.
•    Locsin, R. C., & Purnell, M. (2015). Advancing the Theory of Technological Competency as Caring in Nursing : The Universal Technological Domain. International Journal for Human Caring, 19(2), 50‑54.
•    Ray, M. A. (1987). Technological Caring : A New Model in Critical Care. Dimensions of Critical Care Nursing, 6(3), 166‑173. https://doi.org/10.1097/00003465-198705000-00008
•    Yokotani, T., Tanioka, T., Betriana, F., Yasuhara, Y., Ito, H., Soriano, G. P., Dino, M. J., & Locsin, R. C. (2021). Psychometric Testing of the Technological Competency as Caring in Nursing Instrument – Revised (English Version Including a Practice Dimension). Nurse Media Journal of Nursing, 11(3), 346‑358.
•    Heidegger : L’homme a-t-il démissionné face à la technique? Technique et Nature (bac philo cours 6). https://www.youtube.com/watch?v=v_Jfr1IkHp4*

 

Diane Bargain

Infirmière en pratique avancée